Amber ronfle toujours. Et elle n’a pas changé de position depuis que je suis sortie du bungalow. Je m’approche sans hésitation du lit, réfléchissant à une manière originale de la tirer du sommeil. Je décide de lui sauter dessus en lui hurlant de se réveiller. C’est assez brutal, mais il me faut employer les grands moyens pour qu’elle se lève.
Je bondis sur son lit sans retenue. Je retombe lourdement sur le matelas, et sautille plusieurs fois, en secouant Amber. Elle râle, elle marmonne quelque chose, mais elle ne bouge pas.
- Allez ! Je m’exclame. Debout, marmotte !
Et je continue de plus belle à la bousculer, à parler fort et à lui ordonner de bouger son postérieur. Mais elle n’en fait rien.
- Fiche moi la paix, arrive-t-elle à articuler, la tête enfoncée dans l’oreiller.
J’arrête de m’agiter, consciente que mes efforts resteront vains si je me contente de cela. Il va falloir que je trouve quelque chose de plus ingénieux. Je descends du lit et observe mon amie un instant, le temps d’imaginer ce qui pourrait la surprendre et l’obliger à se redresser. Ça y est ! Je sais.
Je vais dans la petite sale de bain du bungalow, me penche pour regarder en dessous du lavabo et sort une bassine ronde du placard. Je la remplie ensuite d’eau froide, en espérant que cela suffise. La soulever s’avère assez difficile. Elle est lourde, et je manque plusieurs fois de m’étaler par terre en la portant. Mais j’arrive tout de même à ne pas en renverser jusqu’au lit d’Amber. La pauvre s’est rendormie. Tant pis. Après quelques secondes, je lui renverse le contenu de la bassine dessus.
L’effet est immédiat. Amber, surprise, décolle littéralement du matelas en poussant un cri stupéfait. Par la même occasion, elle avale de l’eau et s’étrangle à moitié. Elle reste un moment assise contre le mur, immobile, dégoulinante et les cheveux dans les yeux. Du maquillage s’est étalé sur tout son visage. Elle fixe le néant, visiblement en train de faire un effort surhumain pour refouler une petite crise de nerf.
- Quand je n’aurai plus mal à la tête, finit-elle par lâcher d’un ton neutre mais ferme, tu vas le regretter.
Je ne peux pas m’empêcher de réagir suite à cette remarque. Je lâche la bassine vide qui tombe sur le parquet et plaque mes deux mains contre mon ventre, tant je me tords de rire.
- C’est ça. Marre-toi.
- Tu fais peine à voir !
J’en ai mal à l’estomac. Finalement, je me calme, m’approche d’elle et lui prends la main pour la sortir du lit.
- Allez viens, je lui demande gentiment. Je vais te débarbouiller, ton maquillage coule.
Elle obéit sans râler et je la guide jusqu’à une chaise sur laquelle elle s’assoit, avec les bras le long du corps. Pendant que je lui passe des cotons imbibés de produit démaquillant sur le visage, elle ne bronche pas et me regarde.
- Je ne boirai plus, décide-t-elle.
Mes lèvres s’étirent en un léger sourire. Je la laisse un instant sur sa chaise pour aller lui chercher un verre d’eau. Ça lui fera le plus grand bien. Je me doute qu’elle doit avoir un sacré mal de tête.
- Bois ça, lui dis-je en lui tendant le verre.
Et elle le boit. Je termine de la démaquiller puis l’envoie se doucher et se changer.
Une heure plus tard, après six verres d’eau et au moins quatre passages aux toilettes, Amber va mieux. Il est deux heures de l’après-midi, les autres doivent déjà être à la plage en train de nous attendre. Je presse Amber qui prend quelques bricoles qu’elle fourre dans le sac à main que nous aurons toute la journée avec nous. Crème solaire, lunettes de Soleil, éventail, téléphone portable, rouge à lèvres, mascara, déodorant, échantillon de parfum… Rien ne manque à l’appel.
Nous nous mettons enfin en route pour la plage. Amber me fait bien comprendre que ça l’embête d’aller retrouver Helen.
- Et pourquoi nous ne passerions pas une journée rien que toi et moi ? Me suggère-t-elle. Nous irions rencontrer d’autres personnes, ce serait tout aussi bien !
- Tu dis ça, mais au fond, tu t’amuses bien avec eux.
Elle ne peut pas dire le contraire. Ces vacances ne l’ont pas rapprochée d’Helen, mais elle s’entend à merveille avec les garçons. Il y a Peter, un grand blond au look de surfer, Dan, un étudiant en médecine aux côtés espagnols, Fred, un jeune homme légèrement enrobé qui s’y connaît pas mal en jeux vidéos, et Thomas. Il y a aussi deux jeunes femmes de notre âge : Mary, une gentille fille aux allures de première de la classe, et Stacy, une blonde pas vraiment sympa. Celle là est ici surtout parce que c’est la copine de Peter. Amber, Helen et moi ne l’apprécions pas plus que cela, et peut-être est-ce le seul point qu’Amber et Helen ont en commun. C’est d’ailleurs l’unique sujet sur lequel je les ai vu rire ensemble. Ah ! Nous autres, les filles !
Amber et moi sortons du camping et n’avons qu’à traverser la route pour nous retrouver du côté de la plage. Nous nous arrêtons devant un stand de glace où nous achetons un cornet à la vanille et un sorbet à la fraise. Puis, nous rejoignons notre groupe de copains, qui occupent déjà les transats placés dans le sable sous des parasols. On se dit bonjour, on se fait la bise et on se taquine. Dan fait mine de lécher ma glace avec appétit mais je la lui arrache, prétendant que je meurs de faim. Helen me propose de m’asseoir sur le transat à côté du sien. Je suis à peine installée qu’Amber cours déjà jusqu’au terrain de beach volley d’à côté, en compagnie de Peter, Fred, Dan, Mary et Stacy. Thomas, lui, reste assis à l’écart, les yeux dans le vide. J’en profite pour passer un peu de temps avec Helen.
Nous bavardons de tout et de rien. Je lui raconte comment j’ai réveillé Amber, elle me parle de sa mère qui l’a appelée pour lui dire que son cheval Cupidon s’est blessé mais qu’il n’avait rien de bien grave, et elle me dit qu’elle compte m’initier à l’équitation dès notre retour. Je n’y vois aucun problème, alors j’accepte. Helen et sa mère possèdent un ranch, et en ce qui concerne les chevaux, elles savent beaucoup de choses.
Nous rejoignons ensuite les autres au terrain de beach volley. Nous jouons une bonne demi-heure, et après tant d’efforts, je réclame une pause. Je m’assieds près du poteau du filet, face à la mer.
Je remarque alors que Thomas n’est plus assis sur sa chaise longue. Je me demande brièvement où il est passé, quand je le repère. Il se baigne. L’eau lui arrive jusqu’à la taille. Je n’avais pas fait attention jusqu’ici, sans doute à cause de l’ombre des parasols, mais au soleil, il me paraît bien livide. Pendant un moment, je l’observe. Sans détourner le regard. Soudain, je le vois qui se penche légèrement en avant. Durant une fraction de seconde, j’ai l’impression qu’il rend. Mais non. Il crache. Il crache plusieurs fois de suite de la salive dans l’eau de mer. Je songe aux enfants qui se trempent non loin. Bien que la salive se dissipe, théoriquement, vite dans autant d’eau, j’estime qu’il pourrait quand même aller faire ses cochonneries ailleurs. C’est la moindre des choses.
Après avoir craché, il se gratte vigoureusement le bras. Comme j’ai une vue excellente (et je dois être la seule dans ma famille), je distingue un point rouge sur l’articulation de son coude. Il a dû se faire piquer par un moustique, comme souvent en été. Personnellement, j’ai de la chance de ne pas avoir encore été embêtée de ce côté là. Il faut dire qu’Amber nous tartine de répulsif régulièrement et a branché dans la chambre une prise qui diffuse un produit spécial.
J’appelle Helen, intriguée par l’attitude de Thomas. Elle regarde dans sa direction, l’air inquiète.
- Je ne sais pas ce qu’il a, murmure-t-elle. Il est comme ça depuis hier soir. J’ai pris sa température ce matin. Figure-toi qu’il a de la fièvre. Mais il a tenu à nous accompagner à la plage.
- Il aurait dû rester au lit, je renchéris.
Helen me fait signe que oui, puis elle retourne jouer. Je décide d’aller voir Thomas. S’il est dans cet état à cause de moi, ce serait lâche de le laisser ainsi. Peut-être que je devrais le réconforter un peu, lui expliquer calmement. Il comprendrait. Je lui dirais qu’il y a d’autres filles, qu’il en trouvera une mieux que moi. Et il irait mieux.
Je contourne le terrain de beach volley et me dirige à pas lent vers Thomas. Afin de m’assurer que personne ne me suit, je jette un coup d’œil derrière moi. C’est alors que je distingue, à l’orée de la forêt qui borde ce côté de la plage, une biche.
Je m’accorde une seconde pour la détailler. C’est la première fois que je vois un animal sauvage se tenir ainsi, si près d’êtres humains, sans bouger. Quelque chose ne tourne pas rond, chez cette biche. Elle est voutée, son dos est arrondi, comme si elle souffrait ou je ne sais quoi. Ses yeux sont vitreux, ses membres abîmés, ses oreilles légèrement déchirées… Tout porte à croire qu’elle a été attaquée et sévèrement blessée. Mais il y a un élément plus troublant encore. Sa bouche, écumante de bave aux teintes écarlates, est entrouverte.
Loin d’imaginer ce qu’il va se produire dans peu de temps, je ne quitte pas la biche des yeux, fascinée. Un cri d’enfant excité et appelant sa mère me fait savoir que je ne suis pas la seule à avoir remarqué l’animal.
Tout se passe alors très vite. Une gamine en maillot de bain se rue vers le cervidé, avec pour envie apparente de la toucher. Sa mère, qui semble avoir remarqué comme moi l’attitude étrange de la bête, ordonne à sa fille de revenir sur le champ. Mais la gosse ne l’écoute pas. Elle est à cinq mètre de la biche. Et la biche, voyant que quelqu’un arrive sur elle, vole à la rencontre de la petite fille.
C'est avec violence que l’herbivore envoie l’enfant rouler dans le sable. La pauvre n’a pas le temps de se relever. Le monstre décharné est déjà sur elle et la bat à coups de sabots et à coups de tête. La mère se précipite pour intervenir et se jette sur la biche, qui fait un bond sur le côté et s’attaque maintenant à la femme. Elle mord la jeune fille et sa mère avec une telle sauvagerie que j’en suis pétrifiée.
Soudain, un coup de feu. L’animal s’écroule, convulse, et se raidit dans un dernier soubresaut.
Le policier qui l’a abattue arrive en courant pour secourir la femme et sa fille meurtries. Un sauveteur le suit de près, muni d’une trousse de soin. Le père accourt également, ainsi que d’autres personnes témoins de la scène.
Je plaque mes deux mains sur ma bouche pour étouffer un cri de panique. J’entends d’ici Helen céder à l’épouvante : « Que ce passe-t-il ?! Elles sont mortes ! ». J’entends aussi d’autres gens qui s’égosillent, qui appellent au secours, qui implorent Dieu et qui pleurent.
L’effroi. Il me noue la gorge. Un vertige me prend, et ma vision se brouille. N’était-ce pas un cauchemar ? Non. J’ai bien vu cette scène terrible. Jamais je n’aurai cru une seule seconde qu’une biche pouvait être capable d’une telle agressivité. Une proie est censée fuir. Elle n’est pas censée attaquer l’homme, même en étant profondément sotte. C’est impossible… Cet animal devait avoir un problème psychologique ou bien un grave traumatisme pour réagir de la sorte. Pour le moment, je suis incapable de bouger, sous le choc. L’enfant est pleine d’ecchymoses et sa mère de plaies.
- Emma !
Amber arrive en courant. Elle se place devant moi, regarde furtivement le spectacle morbide derrière elle et me prend la tête entre ses mains. Elle plonge son regard dans le mien, comme si elle essayait d’y lire quelque chose.
- Tu as tout vu ? Me demande-t-elle d’une voix douce.
- Oui, je parviens à chuchoter en clignant des yeux.
J’avale ma salive avec difficulté. Amber me prend par les épaules et me ramène jusqu’aux transats où je m’assieds en tremblant. D’après les autres, la femme et la petite fille sont bien prises en charge. Peter est allé voir ce qu’elles ont, et quand il revient, il nous annonce non sans un grand soulagement que leurs blessures ne sont pas trop graves. Aucun os n’est cassé, et aucun signe d’hémorragie.
- Tu vois, me rassure Amber. Elles n’ont rien. Ça va aller.
De son côté, Helen s’est calmée aussi. Stacy, elle, a fondu en larmes, et ça se voit. Mary, tout comme Amber, arrive à prendre sur elle pour rester calme. Thomas, lui, ne semble pas le moins du monde perturbé par ce qu’il vient de se passer. Il s’est réinstallé dans sa chaise longue et ne bouge plus. Un petit filet de bave lui coule le long du menton, mais il ne s’en aperçoit pas. Personne ne l’a remarqué, de toutes façons.
Vers six heures du soir, soit trois heures et trois cigarettes après, l’incident est presque oublié. Le corps de la biche a été enlevé. La famille dont la fillette et la mère ont été attaquées est partie avec un stock de bandages et de crèmes en guise d’excuses pour cette attaque qui n’aurait jamais dû se produire si la plage avait été mieux surveillée. Les touristes se sont remis à rire, à commander des glaces, à se baigner, rassurés de savoir que les deux victimes vont s’en sortir sans séquelles. Ceci n’est plus qu’un mauvais souvenir.
Nous avons remplacé le beach volley par le football. Infatigables, nous courons à perdre haleine dans le sable qui ralentit considérablement la course. C’en est d’autant plus épuisant. Je m’accroche, cependant, ne faisant pas attention à ce détail. Je ne pense plus qu’à partager un bon moment avec de bons copains.
A un moment, Amber se blesse en marchant sur un coquillage. Je m’empresse d’aller chercher quelque chose pour la soigner auprès d’un sauveteur. La partie de foot est interrompue. Pendant ce temps, Helen appuie sur la plaie pour éviter que le sang ne coule trop. Quand je reviens avec des rouleaux de bandages blancs et une seringue spéciale qu’il y avait dans son sac à main, Amber est en train de négocier avec Helen pour qu’elle la lâche, prétendant que « ça va » et qu’elle « ne va pas mourir ». Je sais qu’elle n’aime pas du tout avoir un contact physique avec Helen, mais dans ce cas, il est indispensable. Si elle n’appuie pas, le sang sortira de la plaie et ne s’arrêtera pas, car Amber souffre d’hémophilie, une anomalie qui empêche le sang de coaguler correctement. Ce qui fait qu’une petite blessure, même bénigne, peut devenir dangereuse et causer une hémorragie.
Heureusement, Helen a eu une formation pour les premiers secours il y a deux ans, et Dan a déjà étudier en classe ce genre de phénomène. De plus, un sauveteur vient leur prêter main forte. Amber ne sera pas transportée à l’hôpital, grâce aux soins vite prodigués et à l’injection qu’ils lui ont faite.
- Je t’avais dis de faire attention, il y a trois jours, lui rappelle Dan.
- On est en vacances, réplique-t-elle.
La partie peut reprendre. C’est Amber qui a la balle. Par une succession de petits coups de chance, elle parvient à mettre un but. Fière d’elle, elle pousse un cri triomphant avant de s’écrier :
- Pour fêter ce magnifique but d’une handicapée, je vous invite tous en boîte ce soir ! On va se bourrer la gueule !
L’approbation générale se manifeste par une acclamation folle et joyeuse.
∞